Cet automne 2013 est l’occasion de remémorer trois dates anniversaires importantes de l’histoire récente du Chili, ce pays du bout du monde, frange de terre de 4.200 km de long sur 200 de large entre Cordillère des Andes et Pacifique.
11 septembre 1973 : Il y a 40 ans, le président du Chili, Salvador Allende, était renversé par un coup d’État militaire. Premier président marxiste élu démocratiquement, il avait soulevé l’espoir de tous les socialistes occidentaux depuis son élection en septembre 1970 (cela explique le nombre de rue qui porte son nom dans les villes et villages de France !)
5 octobre 1988 : les 25 ans du référendum prévu par la Constitution de 1980, où la consultation devait reconduire Pinochet pour huit années supplémentaires à la tête du pays; la forte mobilisation du « NO » à Pinochet qui a obtenu 56% des suffrages a ouvert la porte à des élections présidentielles l’année suivante et un retour à la démocratie en mars 1990. Le film « NO » de Pablo Larrain sorti en 2012 avec l’acteur mexicain Gael García Bernal comme principal protagoniste s’est fait l’écho de la force créative de la campagne des opposants à la dictature.
16 octobre 1998 : il y a 15 ans, quelques mois après avoir laissé son poste de chef des armées, Pinochet est arrêté à Londres alors qu’il s’y était rendu pour se faire opérer d’une hernie discale à The London Clinic. Cette arrestation surprise a marqué le début d’un feuilleton politico-médiatique mondial de plusieurs mois
La transition démocratique chilienne après 17 ans de dictature est riche d’enseignements pour ceux qui cherchent à construire le futur et l’unité d’un pays tant les dirigeants politiques de l’époque étaient face à un pays divisé avec deux lectures partisanes et partiales de son histoire récente. Au-delà des éléments historiques, ce sont les enjeux de la construction d’un art de vivre ensemble renouvelé qui me semblent intéressant de souligner.
D’un point de vue plus personnel, c’est aussi l’occasion de rendre hommage à un homme qui a joué un rôle clé dans ce processus, Raul Troncoso Castillo. Il m’a beaucoup appris et donné; l’affection filiale que je lui porte demeure très présente alors que la maladie l’a emporté il y a déjà neuf ans.
[Pour ceux qui lisent l’espagnol, je vous recommande la lecture de sa dernière interview où il évoque sa trajectoire politique et aborde les étapes importantes de sa vie jusqu’à sa maladie > ici]
C’est donc un article rédigé fin 1998 que je reprends ici, alors que résidant au Chili beaucoup de personnes en France s’interrogeaient sur certaines positions du gouvernement de centre gauche, opposant historique au régime de Pinochet, mais qui défendait malgré tout certaines positions de principe, visant notamment à demander le retour de Pinochet à Santiago pour qu’il y soit jugé. Au-delà des questions juridiques, la volonté de dépasser les blocages du passé au nom de la réconciliation nationale était également présente. Au fil de ce (long) texte, nombre de réflexions restent d’actualité et peuvent s’appliquer à de nombreuses autres situations en France et dans le monde.
Pour remettre en perspective certains événements, voici un reportage tourné par le journaliste français Jacques Grignon-Dumoulin dans les jours qui suivirent le coup d’Etat en 1973 : « Le Chili à l’ombre des épées » (30’20 »)
<p><a href= »https://vimeo.com/40904528″>Chile: a la sombra de las espadas (1973)</a> from <a href= »https://vimeo.com/chiledesdefuera »>Chile desde fuera</a> on <a href= »https://vimeo.com »>Vimeo</a>.</p>
A propos du «patient anglais»…ou les questions de fond que pose l’affaire Pinochet. [> cliquer ici pour la version Word de l’article]
Le 16 octobre 1998, l’opinion publique découvrait avec surprise que les démarches persévérantes d’un petit juge madrilène, Baltazar Garzón, conduisaient à l’arrestation à Londres du général chilien Augusto Pinochet. Cette nouvelle puis, au cours des semaines suivantes, chaque étape juridique (reconnaissance par l’Audience Nationale espagnole de la compétence de ses tribunaux, reconnaissance de l’immunité anglaise par la High-Court, l’appel devant la Chambre des Lords ou encore la décision d’extradition du ministre Straw) ont été suivies avec beaucoup d’attention dans le monde entier. Presque unanimement, les réactions saluent « le jour où la justice des hommes l’a emporté sur la raison d’Etat ». Dans ce contexte, il apparaît difficile de comprendre la position du Chili qui, tous secteurs confondus, semble défendre son ancien dictateur. Les éléments qui suivent prétendent nourrir la réflexion en mettant en relief les différents points de vue et avancer dans un débat plus global.
Première constatation, seul Pinochet réussit à faire parler du Chili dans le reste du monde ! Le faible poids du pays et l’image de dictateur sanguinaire de Pinochet construite durant 25 ans expliquent d’ailleurs en partie la décision anglaise et les réactions dans l’opinion publique internationale. Le traitement réservé à d’autres dictateurs ou plus simplement les «complications» de la France pour inviter le Dalaï-Lama aux cérémonies du cinquantenaire de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme du 10 décembre 1998 à Paris, suite à des pressions du gouvernement chinois illustrent bien le fossé qui subsiste entre l’application de certains principes et les considérations diplomatiques.
Le cas Pinochet est complexe à plusieurs niveaux: juridique, politique, national et international. Le piège avec un sujet comme celui là, c’est qu’il réveille beaucoup de sentiments voire de passions. La cause de la capacité de jugement universel des atteintes aux droits de l’homme remporte aujourd’hui une telle adhésion enthousiaste que son signifiant symbolique rend difficile l’acceptation d’une position différente. Il est ainsi peut-être plus facile ou tentant de se contenter de quelques idées simples (Pinochet = dictateur > méchant > donc c’est bien!) qui ne permettent pas d’appréhender le problème dans toute sa complexité et par la même de percevoir les défis posés.
En premier lieu, deux réalités, souvent méconnues en Europe, sont importantes à considérer pour comprendre les réactions au Chili. Ensuite, même si le processus est encore en cours, ces premières semaines depuis l’arrestation de Pinochet posent de bonnes questions et génèrent d’ores et déjà des changements au Chili. Il est intéressant de s’arrêter sur le phénomène de globalisation de la justice et des limites du droit international actuel pour juger les auteurs des violations des droits de l’homme. Enfin, la résolution considérée comme historique de la Chambre des lords le 25 novembre 1998 ouvre un débat plus large quant à la non-immunité des dictateurs et à la responsabilité des pays démocratiques à les poursuivre.
Deux éléments de compréhension de la transition chilienne :
1. La transition à la démocratie s’est faite sans défaite des militaires au pouvoir. Il n’y a donc pas eu de camp unique des vainqueurs, qui facilite toujours une remise en cause rapide du camp des vaincus.
Contrairement à d’autres pays, il n’y a eu au Chili ni défaite militaire ni constat d’échec généralisé (économie sinistrée, corruption, etc.) lors du retour à la démocratie. Celui-ci s’est fait par les urnes, dans le cadre législatif du régime militaire. Il ne s’agissait pas non plus d’une dictature unipersonnelle tournée vers l’enrichissement et le pouvoir personnel de Pinochet et de ses proches. Les dix-sept ans de dictature ont été approuvés et soutenus par de nombreux chiliens (44% lors du référendum de 1988) et dix ans plus tard, Pinochet dispose encore du soutien d’un tiers de la population.
Ce soutien partisan explique au moins trois attitudes des pinochétistes:
- D’une part, le soutien passionnel et exacerbé, qui apparaît parfois même infantile et emprunt d’ignorance, de certains de ses partisans. Les chaînes de télévision du monde entier ont transmis les images du fils de Pinochet, aboyant, le
visage déformé par la haine peu après le verdict des law lords, celui-là même qui déclara que les victimes de la répression « n’étaient pas des personnes mais des bêtes ». Dans une réaction d’ordinaire inimaginable pour ces champions de l’efficacité, les maires pinochétistes de Providencia y Las Condes, communes où se trouvent les sièges diplomatiques d’Espagne et de Grande-Bretagne, ont supprimé les places de parking réservés aux ambassades et ont arrêté d’y ramasser les poubelles ! L’appel à boycotter le whisky anglais ou plus « sérieusement » celui à rompre les relations diplomatiques avec ces pays, vont dans le même sens. Voir la réalité en face ébranlerait la cohérence d’un système qui a permis de tout justifier. Tous les moyens sont donc bons pour éviter cette remise en cause.
- D’autre part, la négation, explicite ou implicite, des violations des droits de l’homme d’une partie de la société. En 1990, la commission de Vérité et
Réconciliation Rettig avait établi – sans pouvoir les juger – de nombreux faits et responsabilités. [Cette commission servira par la suite de modèle à celle présidée par Mgr Tesmond Tutu en Afrique du Sud en 1994]. Une partie de la société qui jusqu’alors les niait fut confrontée à la réalité: 2000 personnes avaient perdu la vie en raison des exactions du régime et 800 autres personnes étaient considérées comme « cas non résolus » c’est-à-dire comme portées disparues. Néanmoins certains se refusent encore à croire que le régime du tata (grand-père) a porté atteinte à certains droits fondamentaux. D’autres contrebalancent systématiquement les faits en affirmant que des victimes tombèrent des deux côtés, que les communistes étaient des terroristes tout aussi dangereux. Ce raisonnement, qui relativise les exactions du régime militaire en considérant les violations aux droits de l’homme comme nécessaires, va jusqu’à nier le statut de victime aux détenus-disparus, tués et torturés. Pour certains, le vrai coupable est Salvador Allende qui avait commencé la terreur, Augusto Pinochet étant le sauveur du pays en faisant le coup d’État le 11 septembre 1973. Il est certain que, contrairement à l’image auréolée que d’aucun ont en Europe, le gouvernement d’Allende faisait entrer – contre son gré car au mépris des lois et du Parlement – un pays tout entier dans un moule (dictature ?) socialiste léniniste.
Ceci dit, entendre aujourd’hui mettre sur le même plan une expropriation illicite d’un bien ou une longue file d’attente et la torture et l’assassinat d’une personne met en évidence l’irrationalité de ce type de (dé-)raisonnement et la fracture qui existe dans la société. La peur est implicitement et souvent inconsciemment omniprésente tant chez les partisans que chez les adversaires de Pinochet. C’est ainsi que même si une majorité de chiliens est favorable à son jugement, au Chili ou ailleurs, la condition immédiatement posée est de ne pas revenir à un passé ou des chiliens affrontaient d’autres chiliens de manière violente. Le soupçon, soigneusement nourri par une campagne de terreur de la droite pinochétiste, d’un retour à une expérience traumatique et violente sert de bouclier protecteur face au désir de faire vérité.
Il est vrai cependant que de moins en moins de personnes osent dorénavant nier publiquement les violations des droits de l’homme perpétrées sous la dictature. De fait, la défense de Pinochet en Angleterre ne niait pas l’existence des faits reprochés mais visait à démontrer qu’ils étaient couverts par l’immunité en tant que chef d’État. L’avocate anglaise Claire Montgomery a même surpris et embarrassé ses collègues de la défense en déclarant devant les Lords que Pinochet était responsable de la DINA – la police secrète – et qu’il était le supérieur direct du général Manuel Contreras, ancien chef de la DINA condamné et incarcéré au Chili depuis 1993.
- Enfin, les relations civico-militaires sont encore en voie de normalisation: quand pendant 17 ans les forces armées ont pu faire ce qu’elles voulaient, se remettre sous l’autorité du pouvoir civil demande aussi une certaine transition. N’oublions pas que Pinochet n’a quitté le commandement en chef des armées que quelques mois avant son arrestation à Londres, en mars 1998. Son successeur, Ricardo Izurieta, est
synonyme de relève. A 54 ans, cet officier qui n’a jamais été compromis dans les violations des droits de l’homme, a commencé depuis mars une « dépinochétisation » en profondeur des forces armées. Sa tâche est maintenant d’autant plus ardue que de nombreux généraux à la retraite font pression de peur de se voir impliquer dans des procédures mettant en cause leur responsabilité. Certains pinochétistes attendent même plus de fermeté de sa part. Début décembre, l’ancien vice-commandant en chef des armées, le général Guillermo Garin, dans une déclaration considérée par certains comme séditieuse, laissait entrevoir une possible insurrection des militaires voire un autre pronunciamiento.
2. L’option prise par la Concertation: un compromis pour un retour pacifique et rapide à la démocratie sans attendre le perfectionnement des institutions.
La Concertation des partis pour la démocratie, coalition aujourd’hui au pouvoir, s’est créée dans les années quatre-vingt. Cette opposition politique à la dictature a pris la tête du mouvement pour le « NO » à Pinochet lors du plébiscite d’octobre 1988 qui devait reconduire Pinochet pour dix ans de plus. Contrairement aux prévisions du gouvernement militaire et malgré les tactiques d’intoxication et de manipulations, la victoire du « NO » des opposants à la dictature avec 56% des votes ouvrait la porte à des élections libres un an plus tard.
[La victoire du NO s’est notamment cristallisée autour d’une campagne « La joie est sur le point de revenir », dont voici le spot télé, premier espace d’expression de l’opposition depuis 15 ans à la télévision chilienne]
Confortée par cette victoire et forte du soutien de la volonté populaire, la Concertation a cherché à obtenir de substantiels changements à la Constitution de 1980 pour un retour à une démocratie pleine et entière. La résistance opposée par Pinochet n’a pas permis d’obtenir un gain de cause complet, notamment en ce qui concerne la composition du sénat, la relation avec les militaires, et les facultés de poursuites judiciaires des responsables des atteintes aux droits de l’homme. Devant cette réalité, qui ne correspondait certainement pas aux désirs et aspirations des responsables de la Concertation, le dilemme auquel ils furent alors confrontés fut de choisir entre :
- Ne pas céder sur certaines exigences de modification de la Constitution et donc devoir attendre (jusqu’à quand ?) la fin d’un régime autoritaire qui par ailleurs comptait sur le soutien d’une bonne partie de la population et sur une économie solide et en croissance.
- Accepter les compromis d’une situation imparfaite et d’une constitution qui déforme l’expression démocratique des citoyens pour un retour plus rapide à la démocratie.
C’est cette deuxième voie qui a été choisie. Le 14 décembre 1989 les premières élections libres voient la victoire du démocrate-chrétien Patricio Aylwin qui préside le pays à partir de mars 1990. C’est évidemment le retour à la démocratie mais avec les limitations de la constitution de 1980, qui bien que modifiée après le plébiscite de 1988, reste celle de Pinochet. La marge de manœuvre du gouvernement est bien délimitée. La modification ou l’abrogation de certaines lois nécessitent une majorité qualifiée au Sénat qui, grâce à 9 sénateurs désignés (pro-Pinochet) possède une minorité de blocage permanente. Imaginez par exemple que le président Eduardo Frei, élu en décembre 1993 avec 60% des voix au premier n’a pas la majorité au Sénat ! Impossible pour le moment de changer la constitution ou permettre une dérogation de la loi d’amnistie qui couvre tous les délits commis au Chili entre 1973 et 1978.
Cette transition à la démocratie, effectuée dans le cadre législatif en vigueur, explique donc en grande partie pourquoi le gouvernement se doit aujourd’hui de défendre le sénateur à vie Pinochet: c’est son obligation constitutionnelle. C’est un sénateur de la République et il bénéficiait d’un passeport diplomatique et de la qualité d’ambassadeur temporaire en mission. C’est ainsi que le Ministre des Affaires Étrangères, José Miguel Insulza, socialiste, exilé par Pinochet pendant 14 ans, se retrouve être son principal « défenseur » car c’est son devoir.
Le soutien et la défense de Pinochet par le gouvernement chilien et par tous les partis au pouvoir, pourtant peu suspects de sympathie envers l’ex-dictateur, ne font que mettre en valeur l’attachement profond de ces démocrates au respect de la loi et des institutions.
Derrière ces faits concrets et obligations légales, il faut également reconnaître l’expression d’une volonté de dépasser les blocages du passé au nom de la réconciliation nationale. Ne perdons pas de vue que l’objectif de fond est de pouvoir construire l’avenir du pays sur une base ample (tous les secteurs de la société) et solide (cela passe par la prise en charge du passé récent). L’équilibre entre les deux est difficile !
Au-delà de la défense de certains principes juridiques, notamment celui de territorialité de la loi pénale, le gouvernement cherche donc à compléter la transition de manière indépendante, c’est-à-dire en solutionnant au Chili les problèmes non résolus de la dictature. Si Pinochet doit être jugé, « c’est à nous, Chiliens, de le faire » (ministre Insulza lors de sa visite récente à Londres). Où que ce soit, un procès aurait en tout cas le mérite de mettre fin au cynisme ambiant de ces dernières années qui consiste à ne pas rendre justice pour ne pas mettre en péril la démocratie retrouvée. La détention de Pinochet peut permettre aux chiliens d’achever la transition qu’il a bloquée et mener à son terme la réconciliation nationale qu’il freine et rend impossible.
Le cas Pinochet, une chance pour compléter la transition ?
1. Le retour de certains sujets « brûlants » au centre des débats.
L’arrestation de Pinochet a le mérite de remettre au centre des débats le processus de transition démocratique chilien, passé en second plan derrière les succès de son économie florissante et ceux de quelques sportifs de haut niveau ! La réconciliation du pays passe nécessairement par la résolution des problèmes des droits de l’homme et des détenus-disparus. Force est de reconnaître qu’il est toujours extrêmement difficile pour une société d’assumer les divisions de son histoire récente. Le fait que le détonateur et l’origine de l’arrestation de Pinochet se trouvent à l’étranger a sans doute permis au Chili de regarder plus tôt ces sujets de dissensions sans créer des divisions insurmontables au niveau interne.
De fait, la maturité politique de certains responsables est remarquable. Plusieurs ministres, députés ou sénateurs, ont été torturés ou exilés et ont la grandeur d’âme de dépasser leur propre histoire personnelle pour construire avec TOUS les secteurs politiques le Chili de demain. C’est peut-être cette grandeur d’âme qui manque (encore) aux partisans de Pinochet.
La position de la droite (nous dirions extrême droite chez nous) reste profondément antidémocratique, pinochétiste et arrogante mais elle ne nie plus les violations des droits de l’homme comme elle le faisait auparavant. On regrettera que la naissance d’une droite libérale impulsée par le parti Rénovation Nationale ait complètement rétrocédé dans l’affaire puisque ce parti s’est aligné et même assimilé à la UDI (pinochétiste) perdant ainsi son identité.
Jusqu’à présent, les forces armées sont restées relativement sereines malgré les fortes tensions et pressions devant l’attaque « de l’un des leurs ». C’est un signe important, car l’armée fait encore peur. Il y a tout à gagner dans le processus de normalisation des relations civico-militaires: du point de vue de la stabilité démocratique, de la possibilité de mettre en accusation certains de ses membres et surtout car l’armée détient beaucoup d’information notamment sur la destination et l’emplacement des corps des détenus-disparus.
2. Le cas Pinochet: une opportunité pour que justice soit faite au Chili et que se complète la transition à la démocratie ?
Les informations télévisées du monde entier se sont fait l’écho de violents affrontements suite à l’arrestation du dictateur: ambassades sous des jets de pierres, cars lanceurs d’eau dispersant les manifestants, etc. La réalité est bien moins dramatique qu’elle ne paraît. C’est comme à la sortie d’un match de foot à haut risque: il ne vaut mieux pas traîner dans les parages mais à 50 mètres de là, la tranquillité continue de régner. En agitant ainsi le spectre d’un retour à des violences passées, auxquelles les Chiliens ne veulent surtout pas revenir, l’extrême droite espère faire gagner du terrain à la position de statu quo, où le « silence aveugle » fait office de réconciliation.
Je reprendrai ici quelques propos d’une interview dans le journal El Mercurio du dimanche 29 novembre 1998 du ministre de l’intérieur, Raúl Troncoso qui considère que la situation actuelle peut être une chance pour compléter la transition.
« Le pays a besoin de reconnaître qu’il a encore des comptes à régler avec lui-même et que les problèmes non résolus en interne font qu’il existe au niveau politique international des doutes quant au fait que nous soyons une démocratie pleine et entière. De fait, il nous reste encore un bon bout de chemin à parcourir pour cela.
Quels sont ces problèmes non résolus ? Premièrement, les droits de l’homme et plus concrètement la situation des détenus-disparus. Deuxièmement, le reste du monde s’interroge, et là encore avec raison, quant à notre capacité à rendre la justice et à prendre en charge les procédures d’inculpation avec une véritable volonté d’enquêter et d’éclaircir les faits. Troisièmement, tout le monde se rend compte que l’institutionalité démocratique de notre pays possède de grandes imperfections. Les sénateurs désignés qui rendent impossible une réelle expression démocratique pour le vote des lois est une situation qui doit être résolue sans attendre. Autres exemples: le Conseil de Sécurité Nationale qui, tel qu’il est composé, possède des caractéristiques de supra-pouvoir au-dessus de l’exécutif, ce qu’aucune théorie démocratique ne pourrait justifier. Le Tribunal Constitutionnel, qui possède des caractéristiques de supra-pouvoir au-dessus du législatif, doit également être revu. Le système électoral binominal génère des distorsions dans la représentativité des élus qui doivent aussi être corrigées.
Il est nécessaire de réaffirmer qu’au Chili les droits de l’Homme ont été bafoués. C’est une réalité que personne ne peut nier. Personne ne peut attendre que cette situation soit ignorée et qu’elle ne provoque point de réactions. C’est un sujet de fond, qui n’est pas résolu. Il est nécessaire d’adopter de nouvelles mesures pour corriger les déficiences qui subsistent.
Les conditions sont réunies pour faire un grand pas en avant, à travers lequel – au-delà des positions partisanes – nous pourrons élargir les bases de l’unité nationale:
– Le monde politique de la Concertation en général et les secteurs de gauche en particulier – inutile de le cacher – ont reçu avec satisfaction la décision des Lords car elle représente un pas très important vers la justice à laquelle ils aspirent. Les secteurs de droite pour leur part ont eu l’occasion de prendre conscience en profondeur de la vraie nature et des conditions du monde nouveau qui naît.
– Les églises ont acquis de nouvelles possibilités d’appeler, avec autorité, les Chiliens à vivre dans la vérité, la paix et la justice.
– Le monde politique se voit dans l’obligation de changer et de rectifier beaucoup de ses comportements et haines irréfléchis.
– Le pouvoir judiciaire devra également réfléchir sur la qualité, la persévérance et la profondeur avec lesquelles il rend la justice.
– Le monde militaire est aussi appelé à prendre conscience de ces différents faits et affronter avec courage la vérité.
– Le gouvernement doit analyser sa trajectoire, reconnaître ses erreurs et s’engager corps et âme dans la conduite de la réconciliation pour que le nouveau millénaire nous voie vivre dans la paix et la fraternité. »
Depuis le mois de mars, le juge Juan Guzmán mène l’instruction de quatorze plaintes à l’encontre de Pinochet au Chili et celles-ci prendront certainement plus de force à l’heure actuelle. Le fait que Pinochet ait été arrêté, privé de liberté, mis en accusation par toute la communauté internationale, a « fait du bien » à beaucoup de monde. Il a surtout montré que le Chili pouvait affronter ses tabous sans risque d’ébranler sa démocratie.
Ne serait-il pas idéal que la Cour Suprême de Justice chilienne nomme un juge spécial et ouvre un procès dans lequel l’État serait partie prenante ? Cela permettrait un jugement au Chili de l’ex-dictateur, qui complèterait de manière autonome et digne (cela se passe au Chili), complète (les facultés d’enquête sont plus larges) et définitive (c’est une décision de la justice chilienne) le long et difficile processus de transition vers la démocratie. Ce n’est pas une voie évidente: interroger Pinochet nécessite soit de son (improbable) accord soit l’usage de la contrainte. Le juge Guzmán devra ensuite demander à la Cour d’Appel la levée de son immunité parlementaire. La demande pourra être acceptée, refusée ou non-avenue si la cour considère que les faits reprochés sont couverts par la loi d’amnistie. Si néanmoins le procès suit son cours, à tout moment un juge militaire pourra demander à la Cour Suprême l’incompétence d’un juge civil pour un procès concernant un militaire. Dans le même temps, les manifestations pro y contre Pinochet seraient sans aucun doute plus virulentes si elles se déroulaient dans le pays.
Existe-t-il une compétence universelle pour la poursuite des crimes contre l’humanité ? Les tribunaux étrangers sont-ils compétents pour juger Pinochet ?
Les autorités chiliennes défendent avec conviction le principe juridique qui veut que les actes commis par des chiliens au Chili doivent être jugés dans des tribunaux chiliens. C’est le principe de territorialité de la loi pénale. Pour bien comprendre cette défense de la souveraineté juridictionnelle, il faut pouvoir aller au-delà du cas Pinochet car la question de compétence universelle dépasse de loin un cas particulier. L’idée que l’ancien dictateur a bien mérité un procès n’est guère contestée. Au Chili, un récent sondage indique que 63% des gens le croient coupable de crimes et 57% estiment qu’il devrait être jugé. Le débat commence donc lorsqu’il s’agit de définir qui peut le juger, qui dispose de la compétence, des moyens et de la légitimité pour le faire. Quelles sont les lois et normes juridiques actuelles qui permettent de juger depuis l’étranger les auteurs de tels crimes ?
La justice est et demeure essentiellement nationale. Dans certains domaines d’intérêt commun entre États: piraterie, terrorisme, protection des matières nucléaires, trafic de stupéfiants, la compétence de tout État pour juger tout crime a été admise. En matière de crime contre l’humanité, la compétence universelle n’est pas unanimement acceptée par les juristes. C’est pourtant sur cette base qu’Eichmann a été jugé par les tribunaux israéliens à Jérusalem.
Certains juristes font valoir que des accords internationaux, notamment les Conventions de Genève de 1949, considèrent ce principe de juridiction universelle qui oblige les États à juger eux-mêmes ou à extrader les auteurs des atteintes graves aux droits de l’homme, quelle que soit leur nationalité. Ces conventions ne régissent cependant que le droit de la guerre et ne concernent que les conflits armés. Ces notions introduites par le droit international, et sur lesquelles se sont appuyés les trois lords ayant refusé l’immunité à Pinochet, sont rarement traduites en normes légales, d’application générale, prévues dans des traités internationaux ratifiés par chacun des pays.
Cette problématique juridique a été débattue il y a peu de temps en France suite aux événements qui ont eu lieu au Rwanda et en ex-Yougoslavie. En vertu de cette compétence universelle, des victimes de ces pays réfugiées en France ont essayé de poursuivre leurs tortionnaires Hutus ou serbes. Comme dans la situation de Pinochet, il s’agissait ici de faits commis à l’étranger, par des auteurs étrangers, à l’encontre de victimes étrangères. Le résultat de ces affaires bosniaques et rwandaises est que la justice française a admis la possibilité pour ses tribunaux d’exercer une compétence universelle sur la base de la convention sur la torture, intégrée dans l’ordre juridique français, mais qu’elle a refusé de reconnaître l’existence d’une compétence universelle coutumière, explicitement en cas de crime contre l’humanité et implicitement en cas de génocide.
A supposer que le crime de génocide puisse être retenu contre Pinochet, ce qui paraît difficile étant donné la définition juridique actuelle du génocide et les faits reprochés, la compétence universelle est loin d’être admise par tous. Même si l’Espagne a accédé à la convention sur le génocide en 1968 et que l’Angleterre a fait de même deux ans plus tard, celle-ci ne confère pas de compétence universelle aux États puisque la compétence est purement territoriale: « les personnes accusées de génocide seront traduites devant les tribunaux de l’État sur le territoire duquel les actes ont été commis ou devant la Cour criminelle internationale… »
En ce qui concerne le crime contre l’humanité, le statut du Tribunal de Nuremberg a donné une première définition internationale, et le tribunal pénal international pour l’ex Yougoslavie de La Haye en a rappelé les trois éléments constitutifs: il doit être dirigé contre une population civile, il doit être organisé et systématique et il doit être d’une certaine gravité. Les faits incriminés à Pinochet semblent correspondre à cette définition, il n’existe cependant pas de convention internationale générale qui définisse le crime contre l’humanité. Une éventuelle compétence universelle ne pourrait donc être fondée que sur le droit international coutumier.
La troisième base juridique pourrait être la convention sur la torture de 1984, ratifiée par l’Espagne en 1987 et par le Royaume-Uni en 1988. Elle crée en effet une obligation de juger ou d’extrader tout auteur présumé d’un acte de torture s’il est trouvé sur son territoire. Mais on est confronté dans ce cas au principe de non-rétroactivité de la loi pénale, ne permettant, en Grande-Bretagne, de poursuivre Pinochet que pour les actes commis après la loi de 1988.
La compétence des tribunaux étrangers est moins discutable dès lors que les victimes des faits incriminés sont des ressortissants du pays auquel appartient le tribunal. C’est par exemple en vertu de ce principe dit « de rattachement » par la nationalité des victimes et inscrit dans le Code pénal qu’un tribunal français a pu juger par contumace le capitaine Astiz, « l’ange blond » de Buenos Aires, pour l’assassinat de deux religieuses françaises. Dans ce cas, la question juridique qui se pose est celle de la prescription des crimes, dont la durée est fixée à 10 ans en France pour les tortures, séquestrations et disparitions. En ce qui concerne les disparitions, certains juristes défendent la thèse que ce délai de prescription ne peut commencer qu’à partir du moment où le corps a été retrouvé.
Cette brève description des problématiques juridiques ne prétend pas être exhaustive et ne donne pas de solutions définitives. Elle montre la complexité du problème et l’opposition entre juristes qui appellent à un strict respect des définitions du droit international et ceux qui pensent que ce droit est interprétable. Au-delà de ce débat juridique, le cas Pinochet soulève également le problème de la légitimité politique et celui du danger d’une justice absolutiste qui ne reconnaîtrait pas le droit des pays qui, sur la base du respect des mêmes principes fondamentaux, décideraient d’emprunter des approches différentes.
Comment mettre fin à l’impunité dans le monde ?
Il apparaît clairement que la décision des Lords anglais soulève des questions de fond bien au-delà du cas Pinochet en ouvrant la porte à une nouvelle forme de justice internationale. Si leur décision permet des ouvertures nouvelles en ce qui concerne la non-impunité de certains dictateurs, notamment pour les crimes contre l’humanité, les ambiguïtés juridiques restent entières.
Comment faire pour rendre compatibles certains principes du droit international qui reconnaissent par exemple l’extraterritorialité avec la souveraineté des pays ? Comment ne pas tomber dans le piège de s’ériger en gendarmes du monde ? Comment appliquer les mêmes règles pour tous ? Est-ce à travers d’un tribunal international permanent ? Le futur Tribunal Pénal International dont les statuts ont été adoptés le 17 juillet 1998 à Rome, et d’ailleurs souscrit par le Chili, ne sera réalité que dans plusieurs années et pour des faits qui n’auront lieu qu’après sa création. De plus, le principe de juridiction universelle est exclu de ses statuts. Par ailleurs, un pays aussi important que les Etats-Unis par exemple, n’est pas signataire de l’accord de Rome. Malgré toutes ses limites, cette cour internationale semble être l’instrument qui fait défaut à l’heure actuelle à la morale publique internationale telle qu’elle commence à apparaître. Son principe a en tout cas acquis une autorité morale et une légitimité incontournables ces dernières semaines.
La création de cette instance pénale internationale aidera à éviter les conflits entre gouvernements et décisions de justice liés à des considérations diplomatiques. Les droits de l’homme en général et la situation de Pinochet en particulier sont en effet embarrassants pour bien des dirigeants politiques. Mi-octobre, le gouvernement français préférait s’abstenir de commenter clairement le cas Pinochet, pour prendre en compte « la délicate entreprise de réconciliation nationale chilienne » et « considérait plus ‘sage’ de privilégier le droit de non-ingérence ». On est loin des réactions enthousiastes de Jospin et Chirac et des applaudissements unanimes de l’Assemblée Nationale suite à la décision de la Chambre des Lords de refuser l’immunité à l’ex-dictateur.
N’est-ce pas remarquable que l’Espagne juge Pinochet alors que précisément elle s’est elle-même niée à juger les crimes commis sous la dictature de Franco ? Fin novembre 1998, la France et ses plus hautes autorités recevaient avec les honneurs plus de 30 chefs d’État africains, dont plusieurs sont des dictateurs et tortionnaires reconnus: Daniel Arap Moi du Kenya; Gnasinbé Eyadema du Togo, Charles Taylor du Libéria, Laurent-Désiré Kabila du Congo (précédemment reçu par le Pape et par la Belgique) et d’autres. Quel traitement réserver à Slobodan Milosevic, au général Wojciech Jaruzelski (le débat est relancé en Pologne) ou à Fidel Castro, qui participait librement au sommet ibéro-américain de Porto quand la nouvelle de l’arrestation de Pinochet a été annoncée ?
D’autres anciens despotes ont aujourd’hui intérêt à ne pas sortir de leur refuge. Le Paraguayen Alfredo Stroessner jouit du statut d’exilé politique au Brésil et, à 85 ans, finit ses jours dans un quartier résidentiel de Brasilia. Jean-Claude Duvalier, dixit Baby Doc, « président à vie » d’Haïti de 1971 à 1986 vit librement en France depuis la chute de la dictature. L’ex-tyran ougandais Idi Amin Dada, qui aurait fait assassiner entre 300.000 et 500.000 personnes entre 1971 et 1979, jouit à 73 ans d’une retraite dorée en Arabie Saoudite. Le colonel Mengistu, dictateur absolu de l’Éthiopie pendant 14 ans et jugé par contumace en 1994 dans son pays, bénéficie du complaisant asile politique du Zimbabwe.
Le débat est ouvert. Il mérite une réflexion en profondeur au-delà des réactions affectives et des contingences économiques, politiques ou électorales. Il serait dommage de n’avoir suscité qu’un grand feu de paille autour d’un vieillard de 83 ans sans profiter de l’opportunité d’asseoir les bases d’une communauté internationale se réunissant autour d’un grand accord sur les Droits de l’Homme en se donnant les moyens juridiques d’appliquer ses principes.
Que la réflexion continue !
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Nico, no había visto el artículo completo y los vídeos. Es muy impresionante verlo hoy al día siguiente de la elección de la Presidenta Bachelet, que como en esa época, hace 24 años, despierta la esperanza de retomar el camino de la justicia social que señalaba Patricio Aylwin y que hoy es urgente en las actuales generaciones. La desigualdad histórica y ancestral de Chile es el principal desafío a superar y ahora es más posible que entonces. Se requiere voluntad política. Es el tiempo de la política con mayúscula como solía decir mi padre. Gracias por su recuerdo a 9 años de su partida¡¡¡ Un abrazo, Raúl