A l’occasion de la soirée annuelle Business Leaders du groupe de presse La Voix du Nord le 6 décembre 2018, j’ai eu la chance d’être invité à témoigner aux côtés d’Elisabeth Laville du cabinet Utopies et de Bruno Kopczynski, porte-parole de l’intersyndicale d’Ascoval, en écho à l’intervention de Jean-Dominique Senard, alors PDG de Michelin (et nouveau président de Renault depuis le 24 janvier 2019).
Le thème de la soirée est d’actualité : « Entreprise citoyenne : le sens au service de la performance ? » Le rôle de l’entreprise dans la société, à la fois décriée dans ses excès et en même temps pourvoyeuse d’emplois et de création de valeur est questionné. La notion d’entreprise « citoyenne » laisse entendre un objet social plus étendu que la seule recherche de profits… Mais comment l’entreprise peut-elle concilier des finalités économiques et de rentabilité avec celles, non économiques, d’une action citoyenne ? Sens et performance s’enrichissent-ils l’un l’autre ou bien sont-ils contradictoires ? En d’autres termes, le capitalisme peut-il être responsable ? Face à une crise de défiance sans précédent et devant l’essoufflement du modèle de croissance traditionnel, peu respectueux de la préservation des ressources humaines, naturelles comme financières, la réinvention des modèles d’affaires semble inéluctable.
L’entreprise doit se reconnecter à sa raison d’être
« La question sociale est de retour ! » nous dit Jean-Dominique Senard au démarrage de cette interview par le journaliste du groupe de presse nordiste Jean-Michel Lobry. Tout en défendant le capitalisme, favorisant l’emploi et la création de valeur, il dénonce aussi ses dérives et analyse les raisons du soupçon généralisé face au monde de l’entreprise et les « ruptures de responsabilité » qui parfois en découlent.
« Les entreprises doivent faire des profits pour assurer leur pérennité et créer des emplois. Mais si elles ne pensent qu’à cela, nous allons dans le mur ! L’entreprise doit se reconnecter à sa raison d’être, qui intègre les problématiques sociales et environnementales » poursuit ce grand patron d’entreprise.
Promoteur d’un capitalisme porteur de sens, il appelle notamment un sursaut des décideurs politiques pour promouvoir une ambition européenne au rendez-vous de l’économie du 21ème siècle : « Je suis optimiste sur la place de la France dans l’Europe et dans le monde. L’Europe est culturellement prête pour l’entreprise à mission et ainsi proposer une alternative. C’est un ciment très porteur. Il faut que l’Europe se dote d’un cadre pour ce capitalisme responsable. Dans le même temps, cela passera aussi par la réduction des dépenses de l’Etat car sinon, au prochain retournement économique, ce sera la catastrophe. La mondialisation, nous y sommes confrontés chaque jour. L’Europe est le seul continent dont le marché est totalement ouvert. Chez Michelin, nos principaux concurrents font d’ailleurs des pneumatiques à bas coût dont le prix de vente est inférieur à nos coûts de fabrication en France ! Face à ce constat, fermer les frontières n’est bien entendu pas la solution, il faudrait lutter contre l’obsolescence programmée de façon plus drastique, modifier les normes qui actuellement ne sont fondées que sur les produits neufs, sans considération de leur durabilité. Chez Michelin, nous avons des décennies de savoir-faire qu’il nous faut, comme nombre de fabricants français, valoriser et défendre. »
>>> Retrouvez ici l’interview et la table ronde de cette soirée diffusée dans l’émission On vous en dit + sur la chaîne WEO (57’19 »)
Rapport Notat-Senard sur l’entreprise à mission
Le 9 mars 2018, Jean-Dominique Senard remettait avec Nicole Notat, ancienne secrétaire générale de la CFDT et présidente de Vigeo-Eiris un rapport qui connut un très large écho intitulé « L’entreprise, objet d’intérêt collectif » visant notamment à alimenter la loi PACTE (Plan d’action pour la croissance et la transformation des entreprises).
Dans ce rapport, ils proposent notamment de confier aux conseils d’administration la formulation d’une raison d’être qui positionne les finalités sociales et environnementales au cœur de la stratégie de l’entreprise : « la raison d’être exprime ce qui est indispensable pour remplir l’objet de la société, c’est une formule ce qui donne du sens, à l’objet collectif qu’est l’entreprise. » Ainsi, les deux articles du Code Civil définissant ce qu’est une société seraient complétés d’un deuxième alinéa : l’article 1833 élargit l’intérêt commun des associés au fait que « la société doit être gérée dans son intérêt propre, en considérant les enjeux sociaux et environnementaux de son activité. » L’article 1835 permet d’inscrire leur « raison d’être » dans leur statut pour les entreprises qui veulent devenir entreprises à mission : « L’objet social peut préciser la raison d’être de l’entreprise constituée »
Ces entreprises devront remplit quatre critères :
- l’inscription de la raison d’être de l’entreprise dans ses statuts ;
- l’existence d’un comité d’impact doté de moyens ;
- la mesure par un tiers et la reddition publique par les organes de gouvernance du respect de la raison d’être inscrite dans les statuts ;
- la publication d’une déclaration de performance extra-financière.
>>> Télécharger le Rapport Notat-Senard : L’entreprise, objet d’intérêt collectif
Dans un monde en perte de repères, Jean-Dominique Senard énonce cinq défis à relever pour l’entreprise :
- Réconcilier l’entreprise et la société
« L’entreprise ne doit pas seulement être au service de ses actionnaires, elle doit être attentive aux enjeux sociaux et environnementaux de son activité. Ses actes, ses comportements, y compris ceux de ses dirigeants, ont un impact et un écho qui dépasse largement l’entreprise elle-même. Le champ de responsabilité de l’entreprise aujourd’hui est immense. »
- Placer l’humain au centre
« Dans toute transformation, le sens est fondamental, il est primordial de démystifier ce qui peut être perçu comme anxiogène. Si l’on place l’humain au centre des transformations digitales et d’intelligence artificielle, on peut rendre ces transformations compréhensibles et même enthousiasmantes. Pour cela, il faut du temps. Le devoir d’un chef d’entreprise, c’est de s’assurer que tout le monde comprend pourquoi on est en train de bouger, pourquoi on évolue, quel est le sens de ce mouvement et de cette transformation. »
- La digitalisation, une nécessité
« La digitalisation n’est pas une fin en soi, c’est un moyen essentiel de survie. Les entreprises qui ne l’auront pas intégrée sont menacées de disparition. Nous souhaitons créer une relation plus personnalisée, plus intime avec nos clients et consommateurs. »
- Associer les salariés
« Pour nos collaborateurs, si nous voulons qu’ils adoptent le réflexe digital et soient des facilitateurs de la transformation de Michelin, il faut qu’ils en constatent eux-mêmes l’intérêt, dans leur vie quotidienne à travers les gains de productivité, l’accroissement de l’intérêt des tâches, la réduction de la pénibilité… »
- Un capitalisme à dimension humaine
« Aujourd’hui, il faut absolument intégrer le contexte social, ces mouvements qui se manifestent partout dans le monde, ces populations qui cherchent du sens et en même temps, la satisfaction d’un développement personnel. Ces mouvements expriment une angoisse de déclassement face à ce monde bipolaire, entre ceux qui ont le sentiment d’avoir décroché par rapport à la mondialisation et ceux, au contraire, qui en tirent parti… Ces phénomènes sociaux, on ne peut pas les négliger. Si nous ne les regardons pas en face, nous passons à côté d’une réalité essentielle. »
En écho à cette présentation, Bruno Kopczynski, délégué syndical CFDT d’Ascoval, indique « Capitalisme responsable, ce sont des mots qui me parlent et que je défends. C’est parfois ce qui manque, quand une entreprise n’est centrée que sur l’actionnariat. Bien sûr la recherche de profits est nécessaire pour assurer la pérennité de l’entreprise; c’est sa raison d’être, de vivre. Mais il ne faut pas oublier son intégration dans le territoire pour en favoriser le développement et faire en sorte que tout s’y passe bien. Il y a des pratiques qui n’y contribuent pas. Par exemple chez Vallourec-Ascoval, nous produisons des barres d’acier près de Valenciennes, qui sont ensuite emmenées en Allemagne pour être percées, puis reviennent dans le site à côté de chez nous pour être vernies et repartir en Allemagne pour être vendues. C’est une hérésie ! Il faudrait pouvoir traiter les soucis de formation en réunissant tous les acteurs – responsables d’entreprises, syndicats, de l’enseignement et de la formation – pour avoir les compétences nécessaires sur le territoire pour créer de la valeur sur place sans devoir aller chercher une main d’oeuvre qualifiée ailleurs. »
La raison d’être, nouvel axe de différenciation ?
De plus en plus de voix annonce que la raison d’être sera le prochain grand enjeu des entreprises. Il ne suffira plus de délivrer une expérience réussie en termes de produit ou de service et de qualité relationnelle et transactionnelle. Les organisations devront avoir une raison d’être qui soit parlante et significative, tant pour ses collaborateurs que pour ses clients. Les organisations seront de plus en plus évaluées à l’aune de leur impact positif dans leur écosystème.
Dans son article sur Medium « La raison d’être : the ‘next big thing’ », Philippe Pinault soulève des interrogations de fond : « Lorsque la qualité de l’offre ne suffira plus à vous différencier, lorsque la qualité de l’expérience délivrée ne suffira plus à vous différencier, c’est certainement pour cette raison d’être que votre client ou votre collaborateur viendra vous choisir. Quel est votre projet, quelle est votre raison d’être ? Quelle est son intérêt ? Quelle est son empreinte sur le monde ? Contribue-t-elle à faire de notre monde un monde meilleur ? Participe-t-elle à résoudre un des enjeux sociétaux de notre planète ? »
« Les consommateurs n’achètent pas ce que vous faites, ni comment vous le faites : ils achètent la raison pour laquelle vous le faites » souligne Simon Sinek auteur du livre Start With Why.
Plus de finalité sans impact !
Pour une marque, revendiquer un but, c’est une bonne première étape mais pas ce n’est pas la destination à atteindre ! On peut remplir les halls d’entrée des entreprises avec de belles affiches présentant leur mission rédigée tel un slogan publicitaire sans rien changer à ses habitudes dans la conduite des affaires. Pour éviter un purpose-washing où les grandes déclarations d’intention ne se traduisent pas dans les produits et services de l’entreprise, il faut mener des actions qui caractérisent au quotidien sa « finalité haute » pour ses clients et ses collaborateurs.
De son poste d’observation des évolutions de la RSE au sein du cabinet Utopies, Elisabeth Laville a insisté lors de la table ronde sur l’importance de passer d’une position « less bad » à un engagement « more good » pour utiliser la quête de sens comme levier de croissance, en engageant les entreprises à faire de leur impact un marqueur essentiel de leur offre et de l’engagement de leur marque. « La question de fond c’est quelle est la contribution sociale positive spécifique de l’entreprise. C’est d’ailleurs ce qui enthousiasme les collaborateurs et les clients. La raison d’être donne le cap. La mesure des réalisations concrètes permet de démontrer l’évolution de l’impact positif dans le temps. Un autre signe de cette évolution, c’est la décision du premier fonds d’investissement au monde, BlackRock présidé par Larry Finck, – premier actionnaire d’une entreprise sur cinq aux Etats-Unis – qui annonçait dans sa lettre annuelle aux entreprises intitulée « The sense of purpose » qu’il n’investirait plus désormais que dans des entreprises soucieuses d’avoir une contribution positive à la société, c’est-à-dire bien au-delà des critères historiques de l’investissement socialement responsable qui ne visaient qu’à limiter les risques liés à leurs activités. »
La note de position d’Utopies d’avril 2018 « De l’entreprise à mission au ‘purpose’ de la marque » résume très bien les enjeux actuels et les évolutions en cours.
>>> voir aussi mon article précédent sur le mouvement « B Corp » ou le pouvoir de l’entreprise au service du bien commun avec Elisabeth Laville qui détaille sa vision d’une RSE défensive à un véritable changement de modèle.
Permettre à chacun d’être acteur de changement, de là où il est
Pour donner corps à l’entreprise à mission, au capitalisme responsable, il faut pouvoir rompre avec certains schémas et inventer le cadre facilitant la possibilité d’agir, au cœur de la logique compétitive de l’entreprise, lui permettant d’être actrice d’une contribution positive dans la société. Pour être efficaces, ces actions demandent de réunir des acteurs qui n’ont pas l’habitude de travailler ensemble. Des partenariats nouveaux. Au plus près des territoires.
L’exemple que j’ai pu présenter lors de cette soirée autour de la rénovation thermique du logement de ménages en grande précarité illustre la manière dont Réseau Eco Habitat coordonne l’ensemble des acteurs permettant une solution pérenne pour ces habitants dans l’impasse. Cela inclut notamment les équipes des magasins Leroy Merlin sur le territoire picard qui sont fières et engagées dans ce partenariat, enrichissent leur métier et construisent ainsi des perspectives nouvelles pour l’entreprise. C’est ce qu’illustre cette vidéo (3’34 ») présentée aux 350 participants de la soirée Business Leaders :
Business et création de valeur couplés à l’impact social de l’entreprise doivent être réconciliés. Les actions de contributions positives pour la société et l’environnement seront de plus en plus connectées à la démarche d’innovation de l’entreprise et influencera durablement son offre pour des clients qui la choisiront – chaque jour davantage – pour son engagement d’impact positif mesuré.
« Ayez une ambition pour vous-même, pour votre entreprise mais aussi pour la société au sens large. S’il vous manque une de ces trois ambitions, il manquera quelque chose dans votre vie. Et n’oubliez jamais que la seule ambition possible et acceptable est celle de servir. » Jean-Dominique Senard reprenant en conclusion ses propos lors d’une intervention à de jeunes diplômés.
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