Dans un article publié dans L’Express le 13 février, Jonas Guyot et Matthieu Dardaillon, contributeurs de la rubrique Business & Sens du magazine analysent cinq paradoxes des intrapreneurs sociaux, ces salariés qui transforment leurs entreprises de l’intérieur : agiles dans des structures rigides, utopistes et pragmatiques, explorateurs diplomates, passionnés mais patients, « classiques » alternatifs…
Cette lecture par les paradoxes rejoint une approche chère au sociologue Philippe Mallein, spécialiste de l’innovation par les usages, en grande partie synthétisée dans sa méthode CAUTIC (Conception Assistée par l’Usage pour les Technologies, l’Innovation et le Changement) pour laquelle il reçut le prix Cristal du CNRS en 1999. Aujourd’hui conseiller scientifique au CEA au sein d’IDEAS Laboratory, il s’intéresse aux signaux faibles du changement social et culturel pour identifier les nouveaux usages, dans les offres produit et service mais aussi dans la transformation managériale qui doit accompagner tout processus d’innovation dans les entreprises.
Cet article fait écho à l’article « Corporate changemakers » sur les intrapreneurs sociaux qui font bouger les lignes au sein de leur organisation en inventant de nouvelles façons de créer de la richesse.
Je reprends ici l’intégralité de l’article publié sur L’Express, fier d’y figurer aux côtés d’Emmanuel de Lutzel, Olivier Maurel et François Rouvier…
« Les plus grands agents de changement sociétal ne sont probablement pas les entrepreneurs sociaux, aussi intéressants soient-ils… Il y a de grandes chances que ce soient des personnes très raisonnables, travaillant pour des grandes entreprises, qui voient des manières de concevoir des meilleurs produits ou d’atteindre de nouveaux marchés, et qui ont les ressources pour le faire », écrivait en 2008 The Economist, en référence aux intrapreneurs sociaux.
Ces individus évoluent dans une grande organisation qui souhaite, par la mise en œuvre d’un projet spécifique, transformer « de l’intérieur » les comportements et les métiers de l’entreprise vers une meilleure prise en compte de son impact social ou environnemental, d’après la définition du Mouvement des entrepreneurs sociaux (Mouves). Les intrapreneurs sociaux sont une espère rare, encore méconnue. Leur tâche n’est pas aisée: ils doivent inventer des activités en lien avec le cœur de métier de leur entreprise, avec un modèle économique sans pertes, dans le but de faire bouger les lignes au sein de grandes structures souvent difficiles à faire changer.
« Le danger ? Perdre son rêve en route ! »
Devenir intrapreneur social est un long parcours, comme l’explique Emmanuel Faber, directeur général de Danone: « Il n’y a pas besoin d’être le patron pour changer l’entreprise. Chacun peut, à sa mesure, très vite, dans les limites des leviers que lui donne sa fonction, utiliser des marges de manœuvre: elles existent toujours, même si tout porte à nous faire croire l’inverse. Encore faut-il avoir l’envie de les repérer, de les utiliser, pour infléchir le cours des choses. Encore faut-il aussi accepter de remettre en cause nos convictions en les confrontant à la réalité. Attention à nos grands principes, qui sont parfois des peurs ou des intolérances. »
« Le danger de cette voie ‘par l’intérieur’, poursuit-il, c’est de perdre son rêve en route. La pression, le confort d’une carrière, la reconnaissance des pairs, sont des anesthésiants puissants, contre lesquels il faut lutter pour garder la capacité à douter, à se remettre en cause, à ne pas croire aux ‘c’est comme cela de toutes façons’. Il faut un mélange de patience et de persévérance. Changer l’entreprise, c’est une école du réalisme. Accepter et gérer la frustration, se dire qu’elle est aussi un moyen de grandir soi-même, de repérer nos propres contradictions. Comprendre qu’on ne change les choses qu’en acceptant de se changer soi-même, tous les matins, en se confrontant au chemin de conscience des autres. Et se dire qu’on n’est jamais arrivé. »
Emmanuel Faber est connu pour être un des moteurs de l’implication de Danone sur les sujets sociétaux depuis plusieurs années. Il a fortement contribué à la création de Grameen Danone, de danone.communities, un incubateur de social business qui finance et accompagne 10 projets d’entrepreneuriat social dans le monde contre la malnutrition et la pauvreté, ou encore du fonds Danone Ecosystème, qui vise à renforcer l’emploi et l’employabilité des agriculteurs, fournisseurs, distributeurs et prestataires de services autour de Danone.
Cinq paradoxes des intrapreneurs
Pour comprendre les qualités nécessaires pour lancer et développer un projet au sein d’une grande structure, nous avons interrogé plusieurs pionniers. Nous avons identifié cinq paradoxes sur les attitudes et les comportements des intrapreneurs sociaux, qui en font – peut-être – des moutons à cinq pattes de l’entreprise:
- Des entrepreneurs agiles dans des structures rigides
Âgé de 56 ans et diplômé de Sciences-Po, Emmanuel de Lutzel a rejoint BNP Paribas en 1996. Après sept années dans des activités classiques de la banque, il crée en 2006 le département Microfinance dont la mission est de refinancer des institutions de microfinance, principalement dans les pays en voie de développement. Ce département a prêté plus de 200 millions d’euros à plus de 40 organisations dans une vingtaine de pays, avec un impact social estimé à 1,5 million de micro-entrepreneurs financés. En 2013, Emmanuel de Lutzel renouvelle l’expérience d’intrapreneuriat social en créant une activité « social business » pour développer le financement de l’entrepreneuriat social en Europe.
Selon lui, l’une des principales caractéristiques des grandes organisations est leur inertie: « Quand on vit en entreprise, chacun fait ce qu’on attend qu’il fasse selon sa description de mission. La plupart des managers vont faire ce que l’entreprise leur demande explicitement. S’ils font des choses en plus, c’est bien, mais ce n’est pas d’abord ce que l’on attend d’eux. » Pour faire bouger les lignes, il est donc nécessaire d’adopter une mentalité d’entrepreneur: « L’intrapreneur a un comportement complètement différent, c’est quelqu’un qui est disruptif, qui va imaginer des choses qui n’existent pas encore. »
Les intrapreneurs sociaux doivent développer un esprit « start-up » au sein de leur groupe: ils ont besoin de commencer petit, de prototyper, « d’apprendre en marchant », ainsi que de « constituer une équipe commando pour être hyper mobile, autonome, et pouvoir avancer sans tout le temps lever le doigt pour demander si on a le droit », témoigne François Rouvier, 50 ans, intrapreneur social chez Renault. Diplômé de l’EM Lyon, il a travaillé douze ans chez Michelin, avant de rejoindre Renault en 1999. Pendant 10 ans, il a évolué sur des fonctions commerciales et marketing classiques. En 2011, il a rejoint le département RSE pour lancer le programme Renault Mobiliz, dont le but est d’améliorer l’accès à une mobilité durable pour les personnes en situation de précarité, via des « garages solidaires » qui proposent des produits et services à
prix coûtant, et via le financement d’entreprises proposant des solutions de mobilité innovantes à fort impact social.
- Des utopistes pragmatiques
Les intrapreneurs sociaux sont avant tout portés par une quête de sens, une utopie assumée qui leur donne envie d’agir au quotidien: « L’intrapreneur social a une vision éthique et altruiste, qui va bien au-delà de ‘comment je vais équilibrer mon budget’ », explique Emmanuel de Lutzel. Pourtant, ils opèrent au cœur des entreprises. Pour être écoutés, ils se doivent d’être pragmatiques et performants: « Il ne faut pas chercher à tout révolutionner. Ce n’est pas parce qu’on fait quelque chose de disruptif qu’il faut tout casser. Il faut chercher quelque chose que l’on peut adapter et intégrer dans les process », ajoute Emmanuel de Lutzel.
Assez vite, les intrapreneurs sociaux doivent formaliser leurs projets à travers un business plan, pour parler le même langage que l’entreprise, et convaincre leur hiérarchie. « Il faut se poser un certain nombre de questions business: Qui sont les clients? Qui sont les partenaires internes ou externes? Sur quels territoires exercer cette activité? Comment couvrir ses coûts, si possible avec un léger surplus? », développe-t-il. Les projets développés ne doivent pas faire perdre d’argent à l’entreprise. Chez Renault, l’exigence de rigueur a été la même que chez BNP Paribas: « On connaît Carlos Ghosn, c’est quelqu’un de très attaché à la rigueur, à la méthode. Donc il a fallu être très professionnel, en permanence, dans notre approche », témoigne François Rouvier.
- Des explorateurs diplomates
Les intrapreneurs sociaux sont des explorateurs, ils cherchent à inventer des modèles qui ont vocation à réconcilier l’économique et le social. Mais pour avoir de l’impact, ils ne doivent pas explorer seuls; ils doivent mobiliser les parties prenantes autour d’un objectif commun, notamment en impliquant la direction générale pour donner une légitimité au projet. « Pour moi, une des grosses difficultés dans l’émergence d’un projet d’intrapreneuriat social aujourd’hui, c’est la barrière mentale qu’il faut réussir à lever pour que l’économique et le social puissent être réconciliés. Trop souvent, les deux mots se repoussent l’un l’autre. Le social, c’est ce que je fais le soir, le week-end et à la retraite. C’est du domaine privé, ce n’est pas dans la sphère business. Et si jamais j’arrive à imaginer, au prix d’un grand effort, le social au cœur du métier d’une entreprise, c’est le carnet de chèque: le mécénat, la fondation, bref, le côté business charité », explique Nicolas Cordier, intrapreneur social chez Leroy Merlin.
Agé de 44 ans et diplômé de l’ESSCA, il a commencé sa carrière en développant une institution pionnière de microfinance au Chili. Il rejoint ensuite en 2001 Leroy Merlin, sur des fonctions classiques, en marketing, magasin et centrale d’achat. Après 10 ans au sein du groupe, il favorise la création de projets de social business permettant la création de partenariats avec des acteurs de terrain, afin de trouver des solutions durables à des personnes en situation de précarité au niveau de leur logement.
Un intrapreneur social doit faire preuve d’énormément de pédagogie pour partager sa vision: « Quand on est innovateur, on voit des choses que les autres ne voient pas. On a fait une découverte d’un monde, d’une planète nouvelle. Et toute la question, c’est de partager cette découverte et de montrer aux autres qu’il y a une véritable réalité », explique Emmanuel de Lutzel. François Rouvier développe la même idée: « Quand on créé quelque chose qui n’existe pas, il faut être très motivé et ne pas se démoraliser… parce que ce n’est pas forcément facile quand on voit des gens en face qui quelque fois vous renvoient ‘à quoi ça sert, pourquoi on fait tout ça?’ Donc il faut en permanence expliquer, beaucoup parler. »
Une des grandes qualités des intrapreneurs sociaux est leur capacité à rassembler des acteurs qui le plus souvent s’ignorent ou se craignent – entreprises, associations, secteur public – pour essayer de faire à plusieurs ce que personne n’a réussi à accomplir seul. L’intrapreneur social doit être avant tout un « polyglotte social », parler les langues du business, du social et des partenariats.
- Des passionnés patients
Pour vouloir changer une entreprise de l’intérieur, il faut être passionné et partager sa passion. Les intrapreneurs sociaux sont souvent passionnés par l’innovation sociale, certes, mais aussi par le « côté pionnier », le défi de se lancer dans « un truc auquel personne ne croit au début », explique Nicolas Cordier. Pourtant, « pour changer une grande organisation de l’intérieur, nous confiait Emmanuel Faber, cela nécessite d’être patient, d’emmagasiner des expériences pour comprendre tous les aspects du business, et de s’imprégner de la culture d’entreprise avant de conduire le changement. Il faut d’abord se spécialiser dans une fonction et y devenir excellent. C’est un ‘fondamental’ qui crée la confiance en soi et la crédibilité vis-à-vis des autres et des décideurs, lorsqu’on propose ensuite des directions différentes, d’autres options, des alternatives, des réglages différents. »
Il faut aussi être patient, car on ne change pas une grande organisation du jour au lendemain. Des années sont nécessaires avant de récolter les fruits d’une initiative. Il faut accepter de passer par des échecs, sans se décourager, éviter de vouloir brûler les étapes, ce que la passion a parfois tendance à nous faire faire, comme l’explique Emmanuel de Lutzel: « La tempérance est une vertu cardinale chez Aristote ou Platon. C’est un peu contradictoire par rapport à la passion qui va nous entraîner. La tempérance, c’est avoir une certaine sagesse pour ne pas brûler les étapes. Le fait qu’il faut investir du temps pour qu’il sorte quelque chose, et qu’il faut laisser du temps au temps pour que l’on puisse avoir des résultats. Et la capacité de garder le cap malgré les obstacles que l’on peut rencontrer. »
- Des « classiques » alternatifs
Enfin, les intrapreneurs sociaux sont très classiques, par leur parcours et les codes du monde de l’entreprise qu’ils ont assimilés: « Tous les gens que je connais dans l’intrapreneuriat connaissaient d’abord très bien l’entreprise. Il faut avoir beaucoup de réseau, être capable de taper à la bonne porte pour faire évoluer ou avancer tel et tel sujet », explique François Rouvier. Mais ils ont également en eux une dimension alternative qui les incite à remettre en question des modèles préétablis et des façons de penser. Ils sont sans cesse en quête de sens dans leur travail, comme l’illustre Olivier Maurel, intrapreneur chez Danone: « D’un côté, j’ai une activité salariée où je fais mon blé, avec des méthodes que je qualifierais de ‘raisonnées’. De l’autre, je jardine des fleurs de manière créative: je développe des activités bénévoles à travers des mouvements citoyens (monnaies complémentaires, revenu d’existence, permaculture, Colibris, TEDx, etc.). Dans cette deuxième partie, je fais les choses d’avantage par goût, j’ose les associations imaginatives, j’accepte que tout ne marche pas: ce n’est pas grave, il n’y a pas de rentabilité à chercher… juste une quête de sens. »
Diplômé de l’ESCP Europe, spécialisation finance, Olivier Maurel, 34 ans, a commencé sa carrière en tant que consultant, notamment dans le domaine des nouveaux médias. En 2008, il rejoint danone.communities, en charge de l’innovation sociale et de l’animation de communauté pour développer le mouvement du social business. Depuis 2013, Olivier s’est lancé un nouveau défi en lançant Danone for Entrepreneurs, une structure qui, dans le cadre d’un plan de réorganisation, aide 90 employés de Danone à créer leur entreprise. Il est aujourd’hui directeur de l’Innovation ouverte du groupe Danone.
« Cela fait sept ans que je travaille chez Danone et que j’essaie d’avoir des activités créatives bénévoles qui me permettent de continuer à apprendre et de participer au monde que je veux voir arriver, mais cela ne se fait pas forcément de façon salariée. Pour reprendre un mot à la mode, je suis un slasheur [avoir des activités « slash/ » d’autres activités, NDLR]: c’est possible aussi que ce soit une tendance des intrapreneurs sociaux d’avoir des moments dans leurs semaines où ils peuvent être exposés à d’autres choses que le prisme de l’entreprise. »
Cette dualité se retrouve chez tous les intrapreneurs sociaux rencontrés: tous ont une très forte fibre sociale, qu’ils essaient d’associer à l’entreprise. Emmanuel Faber a par exemple été bénévole plusieurs années pour accompagner des personnes en fin de vie à l’hôpital de Puteaux; Emmanuel de Lutzel a été bénévole à l’ADIE, leader en France dans le microcrédit; Nicolas Cordier a travaillé dans une institution de microfinance au Chili; François Rouvier est très engagé dans des mouvements associatifs; Olivier Maurel multiplie les activités créatives bénévoles et en témoigne dans le livre collectif Nos grandes écoles buissonnières.
Créer un mouvement à grande échelle
L’intrapreneur social est donc par nature hybride, à la croisée de plusieurs espèces, comme l’illustrent Pamela Hartigan et John Elkington: « Comme la girafe, l’intrapreneur social a les pieds sur terre et la tête dans les nuages. Sa hauteur de vue lui permet de voir venir les opportunités et de les saisir au vol, tout en gardant une approche pragmatique solidement ancrée dans la connaissance de l’entreprise. Sa personnalité de castor lui permet, à partir de son environnement, de construire de nouveaux modèles et d’aménager de nouveaux circuits de création de valeur sociale pour l’écosystème qui l’entoure. »
Ces quelques exemples montrent que c’est possible. Mais ces cas restent marginaux dans l’ensemble des entreprises. Pour changer la manière dont elles innovent et les salariés travaillent, il est nécessaire de créer un mouvement d’intrapreneuriat social à grande échelle. Convaincus que l’intrapreneuriat social est un immense levier de changement, nous développons désormais avec Ticket for Change des programmes dédiés pour favoriser l’intrapreneuriat social. Tout d’abord, en lançant le Mooc Devenir entrepreneur du changement avec HEC Paris, cours en ligne gratuit de sept semaines à partir du 24 février 2015, ensuite en permettant à des salariés d’entreprises de participer au Tour 2015 (25 août au 5 septembre) dans le but de créer des déclics d’intrapreneurs sociaux.
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