Les termes d’entrepreneuriat social ou d’entreprise sociale sont de plus en plus répandus aujourd’hui notamment chez ceux qui cherchent à apporter des solutions nouvelles aux problématiques sociétales. Ces notions ont assez vite été complétées par celle d’innovation sociale qui rend mieux compte de la nouveauté et des mécanismes complexes permettant un réel changement social dans toutes ses dimensions. Cette formulation permet par ailleurs de ne pas se limiter aux seules entreprises sociales et organismes sans but lucratif. On constate en effet aujourd’hui que la plupart des solutions sociales innovantes dépassent les frontières traditionnelles entre les différents acteurs : État, entreprises privées et organisations sans but lucratif.
Le concept d’innovation sociale est apparu dans les années 1960 mais ce n’est que depuis une dizaine d’années que c’est devenu un sujet d’étude à part entière et une réalité croissante. Pour aller plus loin sur le sujet, l’article de décembre 2011 de la ParisTech Review intitulé « Innovation sociale : l’économie de demain ? » retrace l’émergence de l’innovation sociale et explicite bien le lien entre créativité sociale et esprit d’entreprise, les modèles d’innovation et leur management.
De nouvelles approches concrètes à fort impact social
Au printemps 2003, le Centre pour l’Innovation Sociale de l’université de Stanford lançait une revue spécialisée sur le sujet : la Stanford Social Innovation Review. Dans leur premier numéro, l’innovation sociale était définie comme « le processus d’invention et de mise en œuvre de nouvelles solutions à des besoins et problèmes sociaux. » A l’automne 2008, cette même revue publiait l’article Rediscovering Social Innovation qui situe bien l’émergence récente de la création de valeur sociale au cœur des entreprises privées, dans le cadre de leur dimension citoyenne ou de leur politique RSE. Ses auteurs précisent que cette nouvelle solution à un problème social, peu ou mal satisfait, doit être « plus efficace, performante ou juste que les solutions existantes et créer de la valeur qui bénéficie principalement à la société dans son ensemble plutôt qu’aux intérêts privés. »
L’innovation sociale se situe ainsi dans l’application concrète, opérationnelle et efficace, de nouvelles approches en vue d’un impact social maximisé visant à toucher le plus grand nombre.
Vers une réconciliation du social et du business
Les organisations sociales, dont la vocation est de résoudre un problème social, ont évidemment été aux avant-postes de l’innovation sociale. Mais de plus en plus d’entreprises privées se rendent compte qu’elles ne peuvent plus ignorer l’environnement socio-économique dans lequel elles évoluent. Un premier niveau d’engagement se trouve dans l’application d’une politique de responsabilité sociale. Cela passe dans un premier temps par la réduction des externalités négatives avec l’ensemble de ses parties prenantes sur les trois dimensions du développement durable : économique, sociale et environnementale. Certaines organisations plus volontaristes initient des actions de mécénat ou décident de la création d’une fondation d’entreprise en soutien d’une cause d’intérêt général. Ces logiques restent néanmoins à la périphérie du cœur de métier de l’entreprise.
Plus récemment, des entreprises s’impliquent de manière plus décidée en inventant de nouveaux modèles qui concilient impératifs financiers et impacts sociaux et écologiques. Cette volonté de créer de la « valeur partagée » en plaçant les bénéfices environnementaux et sociétaux au même rang que les bénéfices financiers, au cœur de la logique compétitive de l’entreprise, a été décrit par Michael Porter dans un article qui a eu un large écho, publié dans la Harvard Business Review en janvier 2011.
Le Social Business va dans le même sens d’une réconciliation entre social et business, entre entreprises privées et acteurs sociaux, pour co-construire des solutions innovantes à des problématiques sociales. Ce courant est porté par Muhammad Yunus, prix Nobel de la Paix 2006 et grand innovateur social depuis la fondation du Grameen Bank au Bangladesh à la fin des années 1970 (> voir les articles sur Yunus sur ce blog). Il nous indiquait dans une entrevue en mai 2012 : « On développe un Social Business pour résoudre un problème social de façon entrepreneuriale. Le principe de fonctionnement : ni perte, ni distribution de dividendes; les profits sont réinvestis pour maximiser l’impact social.»
Par rapport aux logiques de mécénat ou aux politiques générales de RSE, le Social Business propose ainsi une inclusion toute différente :
- s’affranchir de l’enveloppe budgétaire par un modèle rentable;
- oser imaginer un changement d’échelle dans la résolution d’une problématique sociale;
- réaffirmer l’importance des compétences des collaborateurs pour trouver des solutions inédites;
- fonctionner systématiquement en partenariat avec des acteurs de terrain.
Emmanuel Faber, vice-président de Danone et initiateur du premier joint-venture entre Grameen et Danone, insiste sur le rôle social de l’entreprise et la manière dont certains problèmes sociaux peuvent trouver une solution par le social business. Il redit également l’impérieuse nécessité d’une coalition d’acteurs réunissant le secteur privé, le secteur public et les ONG qui chacun de leur côté n’ont pas été en mesure de résoudre certaines problématiques. Cette co-construction est facilitée par la « zone démilitarisée » que permet la non-recherche de profit pour l’actionnaire de la logique du social business : pas de pertes, pas de dividendes.
Son intervention et plus largement la vision du lien entre le Social Business et l’entreprise a été explicitée lors du lancement officiel du programme Mobiliz de Renault en juillet dernier. > Voir l’extrait vidéo suivant (3’54″)
Au-delà du département RSE, les intrapreneurs sociaux ouvrent une voie nouvelle
Une étude de mars 2011, également publiée dans la Stanford Social Innovation Review illustre que, si ceux qui souhaitent générer un changement social ou environnemental dans leur entreprise empruntaient classiquement le chemin d’une direction de la RSE ou du développement durable, les véritables initiatives de changement sont souvent le fait d’intrapreneurs exerçant une mission « conventionnelle » dans l’entreprise.
L’intrapreneur social fait bouger les lignes au sein de son organisation en inventant de nouvelles façons de créer de la richesse. Il est capable de créer la rupture tout en s’intégrant aux stratégies de l’entreprise, qu’il connaît bien. Capable de fédérer autour de son projet des énergies diffuses dans l’organisation et des compétences variées, il est animé par une vision d’un futur émergeant tout en étant capable d’un grand pragmatisme pour passer rapidement du discours à l’expérimentation. En d’autres termes, il chercher à « hacker » le système de l’intérieur pour changer les règles et ouvrir son organisation sur son écosystème. Le corporate hacker veut changer les choses de là où il est, au cœur du système…
Homme de réseau tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’entreprise, c’est un défricheur capable d’avancer à contre-courant. Il est prêt à risquer son poste et sa carrière car il a une claire vision que son projet est un vecteur et un accélérateur de la transformation de l’entreprise. Il réinsuffle du lien social et du sens au sein de son entreprise, comme entre celle-ci et son écosystème.
C’est ainsi de plus en plus grâce à des collaborateurs persévérants, patients, parfois un peu têtus mais affichant de fortes convictions que des entreprises se lancent dans des projets où elles mettent leur savoir-faire et leur compétence au service de la société et de son réseau associatif.
Intrapreneuriat social : la nouvelle frontière de l’innovation sociale
Dans la suite du Forum Convergences 2015 auquel j’ai pu participer en septembre à Paris, une première conférence dédiée à l’intrapreneuriat social était organisée fin novembre dans l’auditorium du Monde. Cette matinée était organisée par l’INSEAD et l’ESSEC avec le soutien du BCG, ce qui démontre l’intérêt pour l’innovation sociale au sein des meilleures écoles de management et des grands cabinets de conseil.
Différents projets d’innovation sociale, dans des domaines d’activité très variés et portés par des salariés dans leur propre entreprise ont été présentés :
- APREVA (Association pour la réparation et l’entretien de véhicules automobiles), un garage solidaire redonnant une seconde vie aux véhicules du parc de GrDF ;
- Adecco Insertion, filiale spécialisée de l’agence de travail temporaire pour intégrer professionnellement des personnes très éloignées de l’emploi ;
- Le programme de microcrédit de BNP Paribas pour donner accès au crédit dans les pays du Sud ;
- EIDRA (Entreprise d’Insertion de Rumilly et de l’Albanais), une activité de recyclage et de conditionnement des stocks obsolètes de Tefal (groupe SEB) pour insérer des personnes précaires ;
- Des Soins & des Liens qui vend un service de psycho-socio-esthétique qui entretient la vitalité de personnes âgées en formant des esthéticiennes au chômage, sous le parrainage de Beierdorf (propriétaire de la marque Nivea) ;
- Les Jardins de Cocagne, jardins de maraîchage biologique à vocation de réinsertion professionnelle sur des terrains mis à disposition par Vinci.
Ces initiatives innovantes répondant à des enjeux de société à l’intérieur de l’entreprise traditionnelle sont encore peu nombreuses et souvent méconnues. Pourtant le soutien de l’entreprise privée peut être un puissant levier pour atteindre un fort impact social. Une description précise de ces projets et une analyse plus globale de ce type de démarche se trouve dans l’excellente étude co-rédigée par Octavie Baculard, Amandine Barthélémy, Elisa Lewis, et Romain Slitine et intitulée « L’intrapreneuriat social : la nouvelle frontière de l’innovation sociale pour l’entreprise » (© Odyssem & Volonteer)
Les employés-entrepreneurs sources d’innovation et de croissance pour les entreprises
Dans ce petit livre, une définition très pertinente de l’intrapreneuriat social en France est donnée avec différents critères d’analyse. Je les reprends ici intégralement (page 13 et 14 de l’étude).
« L’intrapreneuriat social est la mise en place par un salarié d’une démarche entrepreneuriale, en interne, qui combine modèle économique équilibré et fort impact social, dans un projet structuré et ambitieux, en lien avec le métier de l’entreprise.
Quatre critères peuvent servir de cadre pour définir l’intrapreneuriat social en France :
- Une démarche entrepreneuriale : L’intrapreneuriat social est un processus dynamique le plus souvent porté par un intrapreneur, et parfois par un collectif d’individus. Cet intrapreneur social doit faire preuve de ténacité pour convaincre de l’intérêt et de la viabilité de son innovation, qui par définition s’appuie sur un modèle encore non éprouvé.
- Une recherche de fort impact social : La recherche de l’impact social maximal et de changements sociaux à grande échelle sont au centre du projet. Pour être qualifiée de projet d’intrapreneuriat social, l’innovation doit être mise au service de l’atteinte d’un objectif clairement social. L’évaluation de cet impact social est centrale à la fois pour piloter au mieux les projets et pour passer du statut de projets pilotes à celui de produits et services inscrits au cœur du métier de l’entreprise.
- Un modèle économique équilibré : C’est souvent la création de modèles économiques hybrides qui garantit la pérennité du projet : les projets d’intrapreneuriat social cherchent également à diversifier leurs ressources afin d’assurer leur mission sociale. Le plus souvent, cependant, ils misent sur une part conséquente d’autofinancement par le marché.
- Un environnement délimité : l’entreprise : Le projet doit obtenir l’adhésion de l’entreprise pour voir le jour et s’appuyer sur ses ressources pour se développer : compétences, moyens matériels, voire soutien financier pour l’amorçage des initiatives. »
Accenture et Ashoka : un partenariat pour construire de meilleures entreprises depuis l’intérieur vers l’extérieur
Un récent partenariat entre la société de conseil Accenture et l’organisation internationale Ashoka vise à favoriser le développement de l’intrapreneuriat social : La Ligue des Intrapreneurs Accenture Ashoka
Ashoka est une organisation sans but lucratif initiée en Inde en 1980 par Bill Drayton (depuis 2006 en France) qui vise à faire émerger un monde où chacun est en mesure d’agir pour répondre aux défis sociétaux. C’est ce que traduit sa signature : chacun peut être acteur de changement – Everyone can be a changemaker™. Ashoka soutient des Entrepreneurs Sociaux innovants, les « Fellows Ashoka », afin que ces pionniers participent à l’expansion du secteur et accélèrent la diffusion de l’innovation sociétale. Ce sont aujourd’hui plus de 3000 Fellows à travers 70 pays
Vigie mondiale de l’innovation sociale, Ashoka repère ainsi des projets qui émergent partout, dans tous les pays, pour créer de la valeur. L’organisation a également modélisé son système pour développer à grande échelle la création de valeur commune entre entreprises traditionnelles et entrepreneurs sociaux : c’est la Chaîne de Valeur Hybride.
Accenture (contraction de Accent on the future) est le premier cabinet de conseil au monde. En 2010, un ambitieux programme baptisé Skills to Succeed (des compétences pour réussir) a été lancé en faveur de l’insertion économique et professionnelle en développant les compétences de 250 000 personnes dans le monde d’ici 2015 afin de leur permettre de trouver un emploi ou de créer leur entreprise. Ce programme de plus de 100 millions de dollars sur trois ans repose sur 4 leviers : des missions de mécénat de compétences, une entité spécifique sans but lucratif Accenture Development Partnerships pour des missions de conseil à prix accessibles pour des ONG, le tutorat et les congés solidaires.
Dans le cadre de cette stratégie Skills to Succeed, un partenariat et un soutien financier d’Ashoka permet de développer des initiatives qui bénéficient à l’emploi. Réunis par une même volonté d’identifier et de faire changer d’échelle, ensemble, des innovations sociales, un des projets concerne spécifiquement le soutien et la détection d’intrapreneurs sociaux. Le défi de la Ligue des Intrapreneurs cherche à trouver des solutions pour transformer les règles des entreprises et de la société. Près d’une centaine d’intrapreneurs y participent, dont un projet en France que je vous laisse découvrir…
Les intrapreneurs sociaux, porteurs de projets, donnent du sens à l’entreprise
L’intrapreneuriat social bénéficie non seulement aux bénéficiaires des projets mais aussi à l’entreprise elle-même, à ses collaborateurs, qui se voient ainsi proposer des activités répondant à leur quête de sens, et à la collectivité. Les entreprises ont tout à y gagner, pas grand chose à y perdre. Espérons que le mouvement de ces « corporate changemakers » continue à se développer…
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l’éthique d’entreprise en mouvement !
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